Il y a une bonne dizaine d’années, la NHL décidait de prendre le taureau par les cornes afin d’abolir les nombreux accrochages, obstructions et autres gestes permettant de ralentir les adversaires. La Suisse a emboîté le pas dans la foulée. On voulait redonner aux joueurs talentueux et rapides la possibilité de faire le spectacle et ainsi attirer les foules. Du jeu plus attractif qui permet aussi aux plus jeunes de consommer le hockey à leur façon, par des « highlights » sur leur téléphone portable plutôt que derrière la télévision, un peu trop ringarde pour eux.
Les règles d’anti-jeu étant strictement appliquées, les hockeyeurs de petit gabarit pourraient désormais faire la carrière que leurs prédécesseurs de même taille n’ont jamais pu imaginer dans une ligue dominée par des brutes épaisses qu’on appelait des « Goons ». De vrais gladiateurs des temps modernes, avant que la UFC ne fasse mieux en Amérique. L’actuel coach du CP Berne faisait d’ailleurs partie de ces bagarreurs sur glace. Tapez son nom sur votre barre de recherche en ajoutant le mot « hockey fights » et vous serez surpris par la grandeur d’âme du monsieur et son empathie marquée pour les autres.
La croyance populaire dit que les équipes de NHL n’hésitent plus à repêcher des petits joueurs talentueux au Draft annuel. Qu’il n’y a plus d’obstacle pour qu’ils obtiennent un poste fixe au sein d’une équipe. Mais en cherchant un peu plus loin, force est d’admettre que la réalité est tout autre. Sur les quelques 700 joueurs qui ont évolué en NHL la saison dernière, 36,7% d’entre eux ont été des choix de premier tour au repêchage, soit environ 260. En fixant arbitrairement la barre du « petit » à 1,80 mètre, on constate que seulement 11 d’entre eux sont en-dessous de celle-ci, soit environ 4%. Preuve que les grands ont encore la cote auprès des recruteurs.
En prenant plus large, la statistique montrant la place faite aux petits gabarits est stupéfiante. La NHL comptaient la saison passée environ 50 joueurs de moins de 1,80 mètre, soit cinq pieds et onze pouces en mesures américaines. Ce qui représente moins de deux joueurs par équipe. Encore pire, neuf équipes n’en comptaient aucun ! Et ce n’est pas la coupe Stanley des St-Louis Blues en 2019 et la finale des Dallas Stars récemment qui va inverser la tendance. Ces deux équipes sont essentiellement construites autour du jeu physique pour gagner sur des petites surfaces de glace. Des gros et grands bonhommes comme on les appelle admirativement dans le milieu.
À titre de joueur défavorisé par le système, le cas de Charles Hudon fait office de référence. Il a été repêché au 5e tour du Draft, souvent synonyme d’une invitation au camp des recrues, malgré qu’il ait excellé dans la ligue junior du Québec. Dans le jargon québécois de la NHL, on dit qu’il a « slidé dans les rankings à cause de son size ». En gros ceci signifie que les clubs se sont abstenus de le choisir plus tôt parce qu’il représentait un trop grand risque avec son 1,79 mètre. Il est donc devenu un choix tardif des Canadiens de Montréal qui avait en somme très peu de chances d’atteindre la NHL durablement.
Deux ans plus tard, il a été mis sur une voie secondaire, celle de la AHL, qu’on appelle poliment ligue de développement. Mais pour un très petit nombre de joueurs seulement. Généralement très mal payés, les meilleurs éléments de l’American Hockey League reçoivent parfois des « call up » temporaires dans la grande ligue. Une carrière faite d’incertitude, de désillusions, avec l’ultime espoir d’obtenir un poste fixe au sein d’une équipe de NHL. Beaucoup de candidats à devenir des multimillionnaires du hockey et peu d’élus au final.
Les exemples de joueurs comme Hudon sont nombreux en Suisse. Repêchés très tardivement ou même pas repêchés du tout, ils ont souvent patienté jusqu’au milieu de la vingtaine, voire plus avant d’abandonner leur rêve de NHL. Linus Omark, Garrett Roe, Tony Rajala, Corey Conacher, Mark Arcobello et Maxim Noreau forment notre échantillon actuel. Ils sont probablement meilleurs que beaucoup de joueurs de NHL, mais ils sont jugés trop petits. Rappelez-vous aussi de Patrice Lefebvre, Jan Alston ou Stéphane Lebeau, jamais choisis au Draft à cause de leur taille. Les plus âgés se souviendront aussi de Richmond Gosselin, Jean Gagnon, Jean-François Sauvé ou Paul-André Cadieux. La liste est encore longue.
À un certain point, ces joueurs doivent se rendre à l’évidence. La carrière est courte et l’opportunité de gagner de la bonne argent en Amérique du Nord s’amenuise tous les ans. Les Canadiens de Montréal semble vouloir y aller « all-in » avant que Carey Price et Shea Weber ne soient trop vieux. Le directeur général Marc Bergevin en est peut-être à son dernier tour de piste aussi. Le feu de paille de l’été dernier contre Pittsburgh a ravivé la flamme à Montréal pour une Xième fois depuis 1993. Dans ce contexte, Charles n’a visiblement plus de chance de faire le grand club. Varlopé par des fans québécois parfois impitoyables envers leurs compatriotes francophones, le jeune homme de 26 ans, père de famille, semble vouloir opter pour une vie meilleure ici. Avec plus d’argent à la clé.
Le calcul est vite fait. Selon le site Cap Friendly, le garçon aurait empoché 2,6 millions de dollars bruts dans les six dernières années. Grâce surtout à sa seule saison complète en NHL en 2017/18. Pas mal pour son âge tout de même. Mais après déduction des impôts, des frais d’agent et de l’ESCROW (fond de réserve de la NHL), c’est environ 35% de cette somme qui lui reste dans la poche comme salaire net, soit environ 900 000 dollars US. Un calcul raisonnable selon plusieurs sources du milieu.
En Suisse, on peut sans aucun doute affirmer qu’il gagnera cette somme nette en deux ou trois saisons au maximum. Avec logement, voiture, assurances, billets d’avions et écoles privées pour les enfants. Des institutions reconnues mondialement, qualité suisse oblige. Pour jouer 52 matches de championnat régulier, pas 82. Dans un pays magnifique, sécuritaire et où les voyages n’excèdent pas cinq heures d’autobus. Où il pourra dormir à la maison tous les soirs, passer du temps de qualité avec sa famille. Puis profiter de la période estivale chez lui au Québec. Avec un peu de chance et selon ses performances, il pourra exercer son métier une dizaine d’années ici. De quoi se mettre à l’abri de la pauvreté pour le restant de ses jours.
Le pire pour lui sera peut-être d’affronter, sur les réseaux sociaux forcément, le jugement des fans québécois de base qui croient qu’il n’y a pas de carrière possible en dehors de la NHL. Ou pire, qu’elle n’a aucune valeur. Que s’il a échoué avec les Canadiens de Montréal, il est forcément nul, surtout s’il est francophone. Qui jugent le niveau de jeu de notre National League sans jamais avoir vu un seul match de hockey ici. Ceux-là même qui ne savent pas placer la Suisse sur la carte de l’Europe, qui pensent qu’on y parle le « Suisse » ou l’anglais, qui croient que la monnaie nationale est l’Euro et qui mélangent le drapeau suisse avec la croix rouge. Puis, le comble, les phénomènes rares qui te demandent combien de temps ça prend pour se rendre en Suisse en voiture depuis Montréal …
Et je déconne pas. Je suis sérieux, je vous jure.
Bonne semaine à tous
Stéphane